Valse des coeurs somptueuse et en fanfare

Le Temps – Mardi 1er septembre 2015

Spectacle – Alain Platel et Frank Van Laecke signent un mélo merveilleux

Acteurs, danseurs et orchestre promettent larmes et transport au Théâtre du Jorat, à Mézières

Juste une dernière danse avant de goûter au ciel. L’acteur Wim Opbrouck entre en scène, ses pieds sont des boulets, son visage est pâle comme les catacombes, ses épaules sont des outres remplies de chagrin et vous êtes saisi. Il est seul au monde en préambule d’En avant, marche!, la nouvelle création des Flamands Frank Van Laecke et Alain Platel, à découvrir au Théâtre du Jorat, à Mézières, dès ce vendredi et jusqu’à dimanche, en collaboration avec le Théâtre de Vidy et La Bâtie.

Qu’est-ce qui vous émeut tant, au King’s Theatre d’Edimbourg, dans le cadre du festival international? La grandeur de Wim Opbrouck et par contraste la solitude de ses gestes. Un homme autrefois puissant s’apprête à vous offrir son chant du cygne. Il pose au sol un lecteur de CD. Puis il se saisit de deux cymbales, vous comprenez qu’il est musicien et que l’heure n’est pas à la gaudriole. De l’appareil monte un air de Lohengrin, la lumière de Wagner. Vous regardez Wim Opbrouck, figé, au garde-à-vous, et vous êtes comme lui, bouche bée.

En avant, marche! est une histoire de fanfare, de celles qui vous chavirent, vous font du bien, vous laissent coi à la dernière note. C’est ainsi qu’Alain Platel et Frank Van Laecke l’ont rêvée. Ces deux s’harmonisent depuis longtemps. Le premier habille de gestes nos paniques; c’est son métier, il l’exerce avec une finesse incomparable. Le second met des mots sur les marées basses de nos vies. A vrai dire, ça ne se passe pas ainsi: il arrive qu’Alain Platel suggère une réplique, que Frank Van Laecke donne le rythme.

A l’été 2010, dans les chaleurs d’Avignon, avant La Bâtie en septembre, ils présentaient Gardenia, l’histoire d’un groupe de travestisbientôt à la retraite, des sexagénaires qui chaque soir au cabaret se transformaient en Marilyn. Sur scène, des amateurs pour la plupart: ils n’avaient pas besoin de contrefaire; ils jouaient leur vie.

L’affaire ici est un peu différente. Alain Platel tombe sur un livre de photos, celles de Stephan Vanfleteren qui célèbre des formations dans la région de Gand. Il décide avec Frank Van Laecke de faire un spectacle qui se nourrirait de cette passion-là. Ils s’entourent de quatre comédiens – Wim Opbrouck, Chris Thys, Griet Debacker, Hendrik Lebon – et desept musiciens placés sous les ordres de Steven Prengels – déjà pilier musical de Gardenia. Ils cherchent un scénario. Luigi Pirandello le leur fournit: La Fleur à la bouche, l’histoire d’un homme condamné à cause d’un cancer de la bouche et qui repousse pour cette raison la femme de sa vie. Mais ils veulent davantage qu’une fable déchirante. Ils aspirent à recréer la force de frappe d’une fanfare authentique. A chaque escale de la tournée, ils sollicitent une formation locale: La Concordia de Fribourg au Théâtre du Jorat.

Wim Opbrouck est donc cet épris inconsolable qui a la fleur à la bouche. Chris Thys joue sa fiancée. Regardez-la, sa robe de majorette, son bagout de lionne, elle voudrait rugir, elle ravale sa brousse. Autour d’eux, les musiciens s’échauffent, dans un moment, ils joueront An die Musik de Franz Schubert, plus tard Il Trovatore de Verdi. Mais pour l’instant, elle lui apporte une carafe, de quoi calmer le feu qui dévore sa gorge. Il recrache l’eau et c’est un geyser, celui du désir et de l’amertume mêlée. A leur côté, un autre couple, comme un contrepoint, le souvenir flamboyant de leur premier baiser: Griet Debacker, robe de majorette elle aussi et Hendrik Lebon. Ces deux-là sont des diables, ils s’aspirent, allegro.

Mais tubas, trombones, trompettes prennent leur aise. Et dans son fauteuil, on est soufflé, bientôt bouleversé. En fond de scène, une paroi orange sert de position de repli. Vous suivez Wim Opbrouck, il s’éclipse derrière ce mur pour réapparaître à une fenêtre. Ecoutez-le adresser d’en haut ses adieux à la belle de ses jours, son chant d’opéra est un baroud. Plus tard, il lui dira qu’il l’aime et qu’il a peur. Et elle répondra de même, qu’elle l’aime et qu’elle a peur. Plus tard encore, l’orchestre en grande tenue le portera comme un gisant, grand corps sensible en voie de disparition.

Alain Platel et Frank Van Laecke sont sociologues et poètes: ils tirent leur matière de l’observation – la fanfare, un cabaret de travestis – avec une obsession qui les regarde, celle du dernier souffle. Déjà dans Gardenia, les travestis paradaient comme des coqs à la tombée du jour. Ils pressentaient la nuit glacée, mais se haussaient du col encore. Ils lissaient leur plume en chantant, Oscar Wilde et son héros Dorian Gray auraient salué ces orgueilleux.

Tragique? Certes, mais avec joie. Comme Gardenia, En avant, marche! est une révérence. Wim Opbrouck est le héros d’un banquet. Voyez reluire les cuivres: on dirait l’or d’une vaisselle royale. Il est le monarque de ces agapes. Son aimée voudrait l’arracher au linceul qui guette. Et puis non. Leur bouche a scellé tout à l’heure une promesse: l’éternité en fanfare. Lui, avec sa voix de stentor enroué, assène: «Il faut savoir quitter la table.» Politesse de fanfaron.

En avant, marche! Théâtre du Jorat, Mézières, du ve 4 au di 6; navette depuis Genève, place de Neuve, di 6 à 14h, dans le cadre de La Bâtie.

Alexandre Demidoff